Cette tour, je l’avais toujours connue. Avant même de l’avoir jamais vue, on en parlait à la maison. Plus tard, lorsque j’étais écolier, vers la fin de l’année scolaire, quand à l’approche des vacances la concentration ordinaire laissait place à une certaine détente, nous y allions en promenade sous la conduite du maître. Le prétexte était d’herboriser : reconnaître les plantes, les bosquets, les arbres, à leur feuillage, à leurs fruits… Une démarche fort louable de la part d’un instituteur investi de la noble mission d’ouvrir nos yeux, nos oreilles et nos consciences, aux réalités de la nature.
Mais la démarche allait bien au-delà. Pour ma part, elle était avant tout, et resterait toujours dans mon souvenir, une promenade hautement poétique, que plus tard je rapprocherai des rêveries bucoliques de Virgile ou de Jean-Jacques Rousseau. Je revois comme si j’y étais encore cette vieille bâtisse solitaire posée comme un point d’exclamation au sommet d’un mont isolé. Je ressens encore sur ma peau la fraîcheur de l’ombre des chênes et des marronniers qui l’entouraient. Je sens l’odeur des lilas et des cytises qui formaient comme une voûte conduisant à l’entrée. Je me souviens aussi d’un arbre, un lilas peut-être, qui non sans une certaine insolence, poussait sur la terrasse-même tout en haut.
Cette tour, nous ne savions rien de son histoire. Elle était là comme un mystère enveloppé dans son bosquet de verdure. Plus tard, devenu adulte, j’essayai d’en savoir un peu plus sur son compte. Mais à chaque fois que j’abordais la question, les résultats de ma quête s’avéraient aussi minces qu’aléatoires. Des informations diverses et contradictoires couraient sur le sujet. Une chose était sûre, un document cadastral l’attestait, elle avait été construite avant 1868. Pour le reste, quelques-uns affirmaient qu’elle avait été édifiée par un certain Fontaine pour servir de lieu de pique-nique, de jeux, de rencontre, d’observatoire astronomique…on prétendait aussi qu’on y dansait sur la terrasse tout au sommet, les soirs d’été ; une sorte de rendez-vous des amis de la bonne société annécienne, en quelque sorte. Pour d’autres, elle aurait été construite par un ancien maire d’Annecy. On disait aussi qu’elle avait été une station du télégraphe de Chappe.
Mon père détenait une tout autre explication, du genre humoristique et en forme de bon mot, qu’il avait péchée je ne sais où. Selon lui, la tour aurait été l’œuvre d’un homme de loi, qui se serait vanté de l’avoir construite avec des "têtes de bourriques", lesquelles n’étaient autres que celles des plaideurs imbéciles à qui il avait soutiré leur argent dans des procès inutiles.
Au fond, rien de convaincant dans ces diverses hypothèses, et le mystère reste toujours entier. Tant mieux, serais-je tenté de dire. Loin de moi l'idée de chercher noise aux historiens qui déploient un talent fou à disséquer le passé pour mieux le comprendre. Mais le mystère est souvent porteur d'un charme indéfinissable, qu'il faut savoir préserver parfois.

Quant à l'histoire récente de la Tour de Branchy, chacun la connaît plus ou moins. Elle était restée debout jusqu'aux années 70. Ensuite, toute la partie haute s'étant effondrée, l'édifice avait été ramené à la moitié de sa hauteur initiale qui était d'une quinzaine de mètres. Enfin, dans les années 90, la famille Fumex qui en était, et en est toujours propriétaire, avait relevé la vieille tour pour en faire un lieu de rencontres familiales. Ce faisant, sur des considérations pratiques, sa hauteur avait été portée à 17 m, ce qui changea légèrement sa silhouette. Mais on ne saurait tenir rigueur de cette petite fantaisie à ceux qui l'ont restaurée, tant il est vrai que les églises, les châteaux, les monuments les plus anciens que nous admirons aujourd'hui, sont toujours le fruit de multiples remaniements au cours des siècles et font partie de l'histoire. Viollet-le-Duc en son temps, ne s'était pas privé de cette liberté ; la Cité de Carcassonne en est un exemple fameux.
Mais tenons-nous-en à l'essentiel. Ce qui est réconfortant dans cette histoire, c'est que la Tour de Branchy est repartie pour un ou deux siècles d'une nouvelle vie, et qu'ainsi elle reste dans notre paysage familier, bien campée sur son mont, comme une sentinelle gardienne à la fois de nos souvenirs particuliers et de la mémoire collective de Seynod.
Seynod 28 janvier 2008